Des "choses" que certaines personnes sont capables de voir, de ressentir, mais qui ne sont pas du domaine du matériel... Bienvenue dans un monde encore inexplicable scientifiquement.
Se souvient-elle alors du tintamarre étrange qui, la nuit précédente, a parcouru ces mêmes rues sur le coup de minuit, juste après le banquet des Amants de la mort ? Alors que toute la ville, dans l'attente des évènements du lendemain, était abandonnée au silence de la peur, on entendit d'un seul coup les clameurs, les chants, les danses d'une procession dyonisiaque, le charivari, sur des stridences de flûtes, d'une de ces cohues d'hommes, de femmes et d'enfants en liesse comme il s'en était trouvé tant, depuis quinze ans, pour se jeter sur le chemin d'Antoine, un de ces cortèges, aussi, comme la ville en avait vu défiler des centaines depuis le premier des Ptolémées.
Les gens d'Alexandrie, alors, avaient couru à leurs fenêtres. Mais pas un lampion dans les rues, pas un seul flambeau, tout était désert, la troupe joyeuse, invisible. Rien, dans le noir, que ces voix innombrables qui criaient le chant du Libre Dieu, entonné à pleine gorge par des poitrines qui n'existaient pas; et, au fond de la nuit, insistante, têtue, cette fantomatique pavane de centaines de pipeaux.
Et, plus bizarre encore, au lieu de rester, comme c'était la coutume, à tourner et virer dans le cœur d'Alexandrie, ce tumulte heureux s'enfuit alors vers les remparts, la porte du Soleil, les sables des faubourgs, le camp d'Octave. À mesure qu'il s'éloignait, le tintamarre devenait insoutenable. À se boucher les oreilles, au moment où il passa la porte [de la ville]. Et là, d'un seul coup, il s'éteignit.
Le signe était clair, elle aurait dû le lire : hier, le Dieu sauveur [(Dyonisos)] a déserté la ville; et, maintenant que le Ciel a gagné sa guerre contre les forces de la Terre, elle se retrouve seule sur scène, à saluer Alexandrie qu'elle perd.
Irène Frain, Cléopatre